X
TROMPERIE

Le capitaine de vaisseau James Tyacke se tenait en haut de la coupée et attendait que sa vue s’accoutume à l’obscurité du petit matin. C’était un moment dont il ne se lassait jamais. Un moment de tranquillité, car on n’avait pas encore sonné le branle-bas de l’équipage à l’aube d’un nouveau jour – mais surtout d’intimité, à cause des ombres qui persistaient. Une intimité qui n’était pas si fréquente, à bord d’un bâtiment de guerre, même pour le commandant.

Dans très peu de temps, le soleil allait tout changer, inonder le paysage d’un bout à l’autre de l’horizon, et ce sentiment allait disparaître. L’eau douce commençait à manquer, ils allaient devoir retourner à Antigua sous quelques jours. Qu’allaient-ils y trouver ? De nouveaux ordres, des nouvelles d’Angleterre, la guerre, tout ce qui venait de cet autre monde ?

Mais rien de tout cela n’intéressait vraiment Tyacke. L’Indomptable, voilà quel était l’objet principal de son attention. Semaine après semaine, il avait soumis son équipage à un entraînement soutenu, au point qu’il était impossible de distinguer les hommes amarinés des nouveaux embarqués. École à feu, manœuvre des voiles, mais en laissant assez de temps libre aux plaisirs simples que les marins aiment tant. Arrachés à leurs foyers, c’est tout ce qu’ils avaient pour les empêcher de faire des sottises. On organisait des concours de cornemuse ou des tournois de lutte pendant les quarts du soir, des compétitions entre deux mâts, à qui serait le plus rapide pour prendre un ris ou renvoyer de la toile.

L’Indomptable était désormais un vrai bâtiment de guerre qui saurait répliquer si on lui cherchait noise.

Mais la plupart du temps, il se consacrait à des croisières, à des opérations d’arraisonnement et à des fouilles, même lorsqu’il s’agissait de neutres, pour interdire le commerce avec les ports français et pour rechercher des déserteurs de la marine royale. L’escadre Sous-le-Vent avait fait plusieurs prises et récupéré bon nombre de ces déserteurs, en général à bord de bâtiments marchands américains. Des hommes qui essayaient de mener une nouvelle vie dans ce qu’ils croyaient être un paradis démocratique. Et, comparé à ce qu’ils étaient forcés d’endurer sous le pavillon britannique pendant cette guerre interminable, c’était probablement vrai.

Le second était de quart, il devinait sa présence de l’autre bord sur la dunette. Scarlett s’était fait aux habitudes de Tyacke, à ses promenades matinales sur le pont à l’heure où la plupart des commandants étaient contents de laisser le quart du matin à leurs officiers les plus anciens.

Il faisait encore froid, la lisse de dunette était couverte de rosée. Mais quand l’aube se lèverait, de l’eau allait s’évaporer des voiles et du gréement, le goudron des coutures de pont coller aux semelles et aux pieds nus.

Tyacke, tel un aigle survolant les eaux bleues sur lesquelles flotteraient des modèles réduits, avait une vision très claire de la situation : en ligne de front irrégulière, L’Indomptable au centre et les deux frégates plus petites, une à tribord et l’autre à bâbord. Une fois qu’ils auraient échangé les premiers signaux, on étirerait la ligne et chacun irait prendre son poste. Les vigies pourraient encore se voir mutuellement – à peine –, et en fin de compte, leur champ visuel couvrirait quelque soixante milles. L’escadre Sous-le-Vent qui croisait au nord du port canadien de Halifax devait commencer à être bien connue des navires espions et des bâtiments de commerce prêts à monnayer leurs renseignements à qui en voudrait. Protection, menace : leur présence pouvait être interprétée de ces deux façons. Leur grosse frégate de quarante-deux, la Walkyrie, était le bâtiment le plus important, à Halifax. Les autres opéraient de conserve ou indépendamment entre les deux bases principales.

Tyacke songeait aux tempêtes qu’ils avaient essuyées dans les Caraïbes. S’il avait le choix, il préférait encore se trouver dans ces parages plutôt que de subir le temps glacial des hivers à Halifax. Là-bas, votre gréement pouvait se trouver englué dans la glace, vous empêchant d’envoyer de la toile ou de réduire la voilure.

Il pensait aussi aux autres commandants, il les connaissait tous désormais. C’est Bolitho qui lui en avait appris la nécessité. Supposer que l’on connaît un commandant uniquement parce qu’il est commandant peut se révéler aussi dangereux qu’un ouragan.

Toutes ces lieues qu’ils avaient parcourues, de conserve ou avec l’océan pour eux tout seuls. Il imaginait les champs verdoyants, en Angleterre. Ils avaient traversé un autre hiver, étaient entrés dans une nouvelle année, et la moitié de cette année s’était déjà écoulée. On était en juin 1812, et si cette année promettait d’être aussi exigeante que la précédente, il faudrait songer à radouber.

A Antigua, Port-aux-Anglais convenait pour des réparations limitées, non pour une campagne de longue durée. Et, s’ils devaient livrer bataille, avec les avaries que cela supposait pour les coques et les gréements… Il soupira. La marine parviendrait-elle un jour à obtenir ce dont elle avait besoin ?

Il s’éloigna de la lisse en entendant son second qui s’approchait.

— Bonjour, monsieur Scarlett. Tout va bien ?

— Oui, commandant. Le vent est stable, nord-nord-est. L’estime nous met à environ cent cinquante milles dans le nord-est de Cap-Haïtien.

Tyacke eut un sourire amer.

— Aussi près de ce foutu pays que j’ai envie d’y être !

Scarlett lui demanda :

— Quels sont vos ordres pour la matinée, commandant ? – il hésita en voyant Tyacke faire brutalement volte-face : Qu’y a-t-il, commandant ?

Tyacke hocha la tête.

— Non, rien.

Mais il y avait quelque chose. C’était comme un sixième sens – même s’il avait toujours refusé de l’admettre lorsqu’il menait ses croisières contre les négriers –, le pressentiment, parfois, qu’il y aurait une proie à débusquer.

Il le sentait, à cet instant précis. Un événement allait se produire aujourd’hui. Il arpentait nerveusement le pont, se traitant d’imbécile. C’était comme ce fameux matin, à Antigua, où Adam Bolitho, tout content, était venu à bord conformément aux signaux du vaisseau amiral. Immédiatement. Quand il avait quitté L’Indomptable, environ une heure plus tard, il marchait comme un homme qui vient de subir un coup terrible du destin.

Bolitho l’avait envoyé chercher et lui avait appris la mort de la femme du contre-amiral Keen, dans les falaises, en Cornouailles. L’espace d’une seconde, Tyacke s’était imaginé que Bolitho avait pu éprouver un tendre sentiment pour cette femme. Mais il avait très vite chassé cette pensée en songeant à Catherine Somervell ; il la revoyait montant à bord, et les marins, qui lui avaient été infiniment reconnaissants d’avoir eu cette idée.

De quoi s’agissait-il, alors ? En son for intérieur, il savait bien que ce qui les unissait était un secret bien trop grand pour qu’il puisse le partager un jour. Mais pourquoi cette tragédie, la mort d’une jeune femme, les affectait-elle aussi profondément ? C’était ainsi. Il arrivait souvent que des femmes ou leurs enfants meurent de fièvre, ou d’autre chose, lorsqu’elles étaient en voyage pour rejoindre les maris se trouvant dans la marine ou dans les avant-postes isolés et les forts solitaires de l’armée. Les possessions des Caraïbes étaient surnommées les îles de la Mort. Et nombreux étaient les soldats à y mourir de la fièvre plutôt que sous les balles ou les baïonnettes ennemies. La mort y était banale. Peut-être était-ce cette histoire de suicide qu’ils ne parvenaient pas à admettre.

Allday, lui, devait savoir, songeait-il. Mais, dès qu’il s’agissait de partager un secret, Allday ressemblait au rocher de Gibraltar.

Scarlett s’approchait.

— L’amiral est debout de bon matin, commandant.

Tyacke acquiesça. Il voulait secouer un peu Scarlett. Un bon officier, fort consciencieux, aussi apprécié dans l’entrepont qu’un second peut espérer l’être.

Ne soyez pas si timide avec moi. Je vous l’ai déjà dit. Mon sang sera peut-être répandu avant le vôtre, et c’est vous qui commanderez. Pensez-y, mon vieux. Parlez-moi. Faites-moi partager vos pensées.

Il lui répondit :

— Je crois qu’il a toujours été ainsi.

Pourtant, était-ce bien vrai ? Ou était-ce également un pressentiment qui guidait Bolitho, lui aussi ?

Il faisait un peu moins sombre. Les mâts de hune se teintaient de couleur claire et semblaient flotter au-dessus de la masse des espars et du gréement. La marque de Bolitho claquait, comme si elle venait de se réveiller, à l’image de celui qu’elle personnifiait. Un quartier-maître bosco et quelques hommes vérifiaient les embarcations sur leurs chantiers, les attaches des panneaux, remettaient de l’huile dans les lampes d’habitacle. Un vaisseau qui revenait à la vie.

Le pilote de quart annonça doucement :

— L’amiral monte, commandant.

— Merci, monsieur Brickwood.

Tyacke se souvenait de ses débuts, lorsque tous ces hommes lui étaient inconnus. Sa propre expérience puis, plus tard, l’exemple de Bolitho lui avaient appris combien il est important de retenir le nom de chacun, ainsi que son visage. Dans la marine, on ne possédait pas grand-chose d’autre.

L’aspirant de quart, un jeune garçon nommé Deane, annonça un peu trop fort :

— Quatre heures trente, commandant !

Bolitho fit son apparition, sa chemise froissée se détachait nettement sur le fond plus sombre du pont et de la mer encore noire.

— Bonjour, sir Richard !

Bolitho se tourna vers lui.

— C’est une belle matinée, commandant – il fit un signe du menton au second : Et vous, monsieur Scarlett ? Vos vigies sont-elles en haut ?

— Oui, amiral.

Toujours cette hésitation, impossible de savoir ce qu’il pensait vraiment.

Bolitho se frotta vigoureusement les mains.

— Les cuisines répandent des odeurs épouvantables. Il faudra penser à embarquer davantage de vivres frais, quand nous rentrerons à Port-aux-Anglais. Et des fruits, si nous avons de la chance.

Tyacke se retint de sourire. Pendant une seconde, Bolitho s’était laissé aller, il était redevenu le commandant, un commandant qui se préoccupait de chaque homme et du moindre mousse.

— Venez marcher avec moi, James.

Ils se mirent à arpenter la dunette. Sous ce faible éclairage, on aurait cru deux frères. Bolitho demanda :

— Qu’est-ce qui tourmente cet homme ?

Tyacke haussa les épaules.

— C’est un officier qui ne manque pas de belles qualités, amiral, mais…

— Allons, James, j’ai déjà vu ces mais être le véritable obstacle !

Il leva les yeux, les premiers rayons du soleil se frayaient un chemin entre les manœuvres dormantes goudronnées, puis le long de la grand-vergue. La mer elle-même avait pris quelques couleurs, un bleu intense qui la faisait paraître encore plus profonde que les mille et une brasses s’enfonçant sous la quille de L’Indomptable.

Tyacke voyait Bolitho de profil et y lisait le plaisir évident que lui procurait chaque nouvelle aube. En dépit de ses responsabilités, il parvenait à dominer et à oublier ses soucis, au moins à cette heure de la journée.

Bolitho se retourna et regarda passer la procession rituelle des fusiliers qui se rassemblaient à l’arrière pour entendre les instructions du second ou de leur capitaine. Lorsque l’équipage aurait déjeuné, le pont allait se transformer en une sorte de place du marché où la maistrance viendrait travailler, chacun avec sa petite équipe. Le maître voilier et ses aides, pour réparer encore et toujours. A bord d’un bâtiment qui se trouvait à des milliers de milles de tout port, il convenait de ne rien gaspiller. Le charpentier, lui aussi, avec ses adjoints. Il s’appelait Evan Brace, et on disait qu’il était le plus âgé de l’escadre. En tout cas, il en avait bien l’air. Mais il était capable de réparer et, si nécessaire, de reconstruire un bateau aussi bien que n’importe qui.

Bolitho entendit une voix à l’accent du Yorkshire qu’il connaissait. Joseph Foxhill était le tonnelier du bord, debout de bon matin pour récurer et nettoyer quelques-unes de ses futailles avant qu’on les remplisse.

Un aspirant se précipita derrière la lisse de dunette. Les insignes blancs de col brillaient entre les ombres qui s’effaçaient, et cela lui rappela tristement Adam. Il avait toujours tendance, lorsqu’il pensait à lui, à revoir l’aspirant, le jeune tout fou qui avait embarqué à son bord après que sa mère fut décédée. Il soupira. Jamais il n’oublierait son expression, ses traits qui s’étaient soudain durcis à l’annonce de la mort de Zénoria. Quelle pitié de le voir qui n’arrivait pas à y croire. Comme une tragédie dont on prétend qu’elle n’a jamais eu lieu : on va se réveiller, ce n’était qu’un rêve…

Il n’avait pas protesté quand Bolitho l’avait fait asseoir, et il avait demandé calmement à son oncle de répéter ce qu’il lui avait dit. Bolitho entendait le son de sa propre voix dans la chambre close ; il avait même refermé la claire-voie, au cas où quelqu’un l’aurait entendu d’au-dessus. Adam était capitaine de vaisseau, peut-être l’un des meilleurs commandants que la Flotte eût jamais connus, mais quand il était ainsi, calme, misérable, sur le point de s’effondrer, il ressemblait au petit garçon aux cheveux noirs qui était venu à pied de Penzance à Falmouth avec pour seul espoir et seul soutien le nom de Bolitho.

Il lui avait demandé :

— Puis-je voir la lettre de Lady Catherine, mon oncle ?

Bolitho l’avait regardé la lire, ses yeux parcouraient lentement la feuille, ligne après ligne, ressentant peut-être son intimité, comme si elle lui parlait à lui. Il avait dit enfin :

— Tout ceci est ma faute.

Lorsqu’il avait relevé les yeux de la lettre, Bolitho avait été bouleversé de voir les larmes qui ruisselaient sur son visage.

— Mais je n’ai rien pu empêcher. Je l’aimais tant. Et maintenant, elle est partie.

Bolitho lui avait répondu :

— J’y ai ma part, moi aussi.

Il croyait entendre les mots de Catherine résonner dans sa tête. La marque de Satan. Et s’il y avait un fond de vérité dans les vieilles croyances et les superstitions des Cornouaillais ?

Ensuite, ils étaient restés assis, en silence, jusqu’à ce qu’Adam se décide à partir.

— Je suis désolé pour l’amiral Keen. Sa perte est encore plus tragique, puisque…

Il n’avait pas terminé sa phrase.

Puis il avait pris sa coiffure et rectifié sa tenue. Lorsqu’il reviendrait à son bord, ils ne devaient voir que leur commandant. C’était ainsi.

Mais, tandis que Bolitho le regardait descendre dans son canot au milieu des trilles de sifflets, il ne voyait encore que l’aspirant.

Il s’étira en entendant qu’on appelait depuis les hauts.

— Ohé du pont ! La Fringante en vue par bâbord !

Comme hier, et comme les journées précédentes. Il imaginait la vieille frégate de trente-huit, l’air un peu canaille, et son commandant, Paul Dampier, jeune et peut-être un peu trop tête brûlée, fort ambitieux en tout cas. Il ressemblait assez à Peter Dawes, ce fils d’amiral qui commandait la Walkyrie devant Halifax.

— Ohé du pont ! Le Reaper en vue par tribord.

Une frégate de moindre tonnage, trente-six canons. James Hamilton, son commandant, était âgé pour son grade. Il avait appartenu à la Compagnie des Indes orientales jusqu’au jour où il avait réintégré la marine de guerre à sa demande.

Et puis, loin au vent, devait se trouver le petit brick, La Merveille. Parée à courir sus au moindre navire suspect, à fouiller anses et estuaires, là où ses conserves plus grosses risquaient d’y laisser leur quille, à faire les courses. Bref, bonne à tout faire.

Bolitho avait surpris plus d’une fois Tyacke qui l’observait quand elle était assez près. Toujours ses souvenirs. La Merveille ressemblait beaucoup à la Larne.

Il aperçut Allday au pied de l’échelle de dunette. La tête inclinée sur le côté, indifférent aux hommes qui se ruaient pour réorienter les vergues une fois de plus, aiguillonnés à n’en pas douter par l’odeur du déjeuner.

Bolitho demanda d’un ton brusque :

— Qui est-ce ?

Allday lui répondit, impassible :

— Je n’en suis pas certain, amiral.

— Ohé du pont ! Voile en vue dans le nordet !

Tyacke chercha autour de lui, il trouva l’aspirant Blythe qui était là :

— En haut, mon garçon, et prenez une lunette !

Il avait la voix un peu altérée, et Bolitho le vit scruter l’horizon, déjà brillant comme un miroir, aveuglant.

— Monsieur Scarlett, paré à renvoyer de la toile !

Blythe était arrivé aux croisillons.

— Voile dans le nordet, commandant ! – une très légère hésitation, puis : Goélette, commandant !

Scarlett laissa tomber :

— En tout cas, elle ne tente pas de fuir.

L’Indomptable et les deux frégates commençaient à virer, le brick La Merveille toutes voiles dehors partait intercepter l’inconnu s’il se révélait hostile. Toutes les lunettes étaient braquées dans sa direction en dépit de la longue houle assez creuse.

L’aspirant Cleugh, l’adjoint de Blythe à l’air hautain, cria de sa voix de fausset :

— C’est le Reynard, commandant !

— Courrier, dit Scarlett. Je me demande ce qu’il veut.

Personne ne répondit.

Allday, qui avait monté l’échelle en silence, vint se placer près de Bolitho.

Il fallut près d’une heure avant que la goélette s’approche suffisamment pour mettre une embarcation à l’eau. On conduisit dans la chambre son commandant, un enseigne aux yeux hagards, nommé Tully. Bolitho faisait semblant de déguster un café préparé par Ozzard.

— Eh bien, monsieur Tully, que m’apportez-vous ?

Il regarda Avery ouvrir le sac avant d’en sortir une enveloppe scellée et lestée.

Mais le jeune commandant de la goélette s’exclama :

— C’est la guerre, amiral ! Les Américains sont déjà à la frontière canadienne !

Bolitho prit les dépêches des mains d’Avery.

— Où sont leurs vaisseaux ?

Une lettre venait du capitaine de vaisseau Dawes, commandant la Walkyrie. Il avait pris la mer avec ses bâtiments comme prévu, et attendait des ordres, ainsi que cela avait été également convenu – cela semblait si lointain. Il répéta :

— Mais où sont leurs vaisseaux ?

Dawes avait ajouté un post-scriptum : « L’escadre du commodore Beer a quitté Sandy Hook à la faveur d’une tempête. »

Il entendait presque les mots. Une responsabilité pleine et entière. Mais il ne ressentait rien. Il s’y attendait. Peut-être même l’espérait-il. Afin d’en finir une fois pour toutes.

Tyacke, qui attendait sans dire un mot, demanda soudain :

— De quand est-ce daté, amiral ?

— Cela date de dix jours, commandant, répondit Avery.

Bolitho se leva, parfaitement conscient du silence qui régnait à bord en dépit des mouvements prononcés. Dix jours, et ils étaient en état de guerre sans le savoir. Il fit volte-face :

— Le prochain convoi de la Jamaïque ?

— Il a déjà appareillé, répondit Tyacke. Ils n’étaient pas au courant.

Bolitho gardait les yeux fixés sur le siège près du banc de poupe. Là où Adam s’était tenu assis avec la lettre de Catherine. Là où son cœur s’était brisé. Il demanda :

— Quelle escorte ?

Il surprit l’expression de Tyacke. Lui aussi savait que cela allait arriver. Mais comment était-ce possible ?

— L’Anémone, amiral, lui répondit Avery. S’ils ne s’attendaient pas…

Bolitho le coupa sèchement.

— Faites un signal à La Fringante et au Reaper, répéter à La Merveille. Rallier l’amiral et rester groupés – il se tourna vers Tyacke et s’adressa à lui seul : Nous allons mettre le cap sur le détroit de Mona.

Il le revoyait très nettement, ce passage disputé dans l’ouest de Porto Rico, là où lui-même et tant d’autres désormais disparus avaient livré des batailles maintenant oubliées de la plupart des gens.

C’était la route évidente pour le convoi de la Jamaïque. Des navires marchands lourdement chargés n’avaient aucune chance contre des vaisseaux tels que l’USS Unité, ou contre des hommes comme Nathan Beer.

Sauf si l’escorte se rendait compte de la tromperie et rebroussait chemin pour défendre le convoi, avec peu d’espoir, comme lorsque le Séraphis avait fait face au Bonhomme Richard de John Paul Jones, au cours d’une autre guerre contre le même ennemi.

C’était une solution possible. Le convoi avait été sauvé. Le Séraphis avait dû se rendre.

Il regardait Tyacke, mais ne voyait qu’Adam.

— Toute la toile dessus, James. Je crois que l’on a sérieusement besoin de nous.

Mais une petite voix semblait répondre en écho pour le narguer.

Trop tard. Trop tard.

 

Richard Hudson, second de la frégate de trente-huit Anémone, gagna la dunette alors que l’on piquait huit coups à la cloche du gaillard d’avant. Il salua le premier lieutenant qu’il allait relever. Comme les autres officiers, il ne portait qu’un pantalon et une chemise, il était nu-tête. Le moindre vêtement collait au corps comme une seconde peau.

— La relève de l’après-midi est parée, monsieur.

La formule ancestrale n’avait pas vieilli, c’était la tradition de la marine, de l’océan Indien à l’Arctique.

L’autre jeune officier, qui avait le même âge que lui, répondit avec tout autant de précision :

— Le cap est sudet quart sud, le vent a refusé jusqu’au noroît.

Tout autour, les aspirants et les hommes de relève prenaient leurs postes. D’autres étaient occupés à des travaux d’épissure et de ravaudage, toutes ces tâches sans fin que nécessite l’entretien d’un bâtiment de guerre.

Hudson prit une lunette au râtelier, ferma un œil, et observa. Elle était aussi brûlante que le fût d’une pièce. Il commença par balayer avec l’instrument dans la brume de chaleur, au-dessus des eaux bleues, et trouva enfin les pyramides de toile qui tremblotaient, les trois gros marchands que l’Anémone escortait depuis Port-Royal et sur lesquels elle veillerait jusqu’aux Bermudes. Là, les navires se joindraient à un second convoi plus important avant la traversée de l’Atlantique.

La seule pensée de l’Angleterre donnait à Hudson l’envie de s’humecter les lèvres. C’était l’été, certes, mais il pleuvait peut-être là-bas. Des vents frais, de l’herbe verte sous les pieds. Autant oublier… Il vit que le premier lieutenant, qui avait assuré le quart du matin, était toujours là. Il devait avoir envie de parler. Ici, on ne risquait pas d’être entendu. Hudson se sentit soudain coupable et déloyal. Il était le second, il ne devait de comptes qu’au commandant pour tout ce qui concernait la marche du bâtiment et l’organisation de l’équipage.

Comment les choses avaient-elles pu autant changer en moins d’un an ? Lorsque son oncle, contre-amiral en retraite, lui avait obtenu cette affectation à bord de l’Anémone grâce à l’un de ses amis à l’Amirauté, il avait explosé de bonheur. Comme beaucoup de jeunes officiers pleins d’ambition, il rêvait d’une frégate, et se retrouver second d’un commandant aussi célèbre avait permis de concrétiser un beau rêve.

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho était exactement ce que l’on attend d’un commandant de frégate : hardi et imprudent, mais soucieux de ne pas risquer des vies pour ses seules fins et pour sa gloire personnelle. Le fait que son oncle, qui commandait leur importante petite escadre, fut aussi célèbre et aimé au sein de la Flotte qu’il était connu dans la bonne société, ajoutait à cet embarquement une saveur particulière. Ou du moins, cela avait été le cas, jusqu’au jour où Adam Bolitho était arrivé à Port-aux-Anglais. Il avait toujours été un travailleur acharné, et il attendait des autres qu’ils suivent son exemple : il accomplissait souvent lui-même des tâches normalement du ressort de simples marins, ne serait-ce que pour prouver aux terriens et autres victimes de la presse qu’il ne leur demandait pas l’impossible.

Désormais, il se poussait aux limites et même au-delà. Mois après mois, ils avaient croisé aussi près des côtes américaines que possible, sauf lorsque d’autres vaisseaux étaient dans les parages. Ils avaient arraisonné et inspecté des navires de tous les pavillons et repris de nombreux déserteurs. En plusieurs occasions, ils avaient tiré sur des neutres peu désireux de mettre en panne pour se laisser faire. Un quart de l’équipage de l’Anémone était même à l’heure actuelle embarqué à bord de leurs prises, en route pour Antigua ou pour les Bermudes.

Pourtant, tout ceci semblait n’apporter aucune satisfaction au commandant, songeait Hudson. Il fuyait la compagnie de ses officiers et ne montait sur le pont que lorsque c’était indispensable à la conduite du bâtiment, ou en cas de gros temps, ce qui s’était souvent produit au cours des derniers mois. Alors, trempé jusqu’aux os, ses cheveux noirs plaqués sur la figure, évoquant plus un pirate qu’un officier du roi, il ne bougeait pas tant que son vaisseau n’était pas hors de danger.

Mais il se montrait désormais pète-sec, impatient, totalement différent de celui dont Hudson avait fait la connaissance à Plymouth.

Vicary, le premier lieutenant, commença :

— Je serai content quand nous nous serons débarrassés du convoi. Ils se traînent, ils traînent des pieds pour coopérer – je me dis parfois que ces enfoirés de capitaines épiciers prennent un malin plaisir à ne pas tenir compte des signaux !

Hudson vit un poisson sauter hors de l’eau avant de retomber dans le sillage. Il s’était surpris à prendre la plus banale des remarques comme cachant quelque chose de plus secret.

Le commandant Bolitho n’abusait jamais des châtiments ; sans cela, naviguant avec pour seule conserve ce vieux brick, le Pic-Vert, il se serait exposé à de sérieux ennuis. Hudson avait interrogé quelques-uns des déserteurs qu’ils avaient repris, et plusieurs avaient plaidé leur cause en lui racontant les punitions injustes, des séances de fouet parfois terribles, même pour des fautes mineures. A présent qu’ils étaient de nouveau à bord d’un vaisseau anglais, mais pour mener la même guerre, ils seraient traités en fonction de leur conduite.

Hudson observait les hommes qui travaillaient sur le pont, certains essayaient de rester à l’ombre des huniers cargués, ou regardaient le fusilier de faction, baïonnette au canon, dégoulinant de sueur, près du charnier.

Si seulement ils pouvaient se libérer de ces navires marchands et de leur vitesse misérable. Un jour passait, puis un autre, et seul le vent donnait une impression de changement – et encore, lorsqu’il y en avait.

Hudson répondit enfin :

— Vous trouvez que tout cela est une perte de temps, Philip, pas vrai ?

— Bien sûr, c’est évident. C’est un travail de bonne à tout faire. Ils n’ont qu’à se débrouiller tout seuls, voilà ce que j’en dis ! Ils sont assez rapides pour crier au secours et en appeler aux plus hautes autorités si nous leur piquons quelques-uns de leurs meilleurs marins pour combler les trous, mais ils piaillent encore plus fort quand ils sont eux-mêmes en péril !

Hudson pensait au dicton qu’il avait entendu un jour. Dieu et la marine tu adoreras, lorsque tu seras en danger, et pas avant cela !

L’Anémone avait été menée à la dure. Elle allait devoir inévitablement passer en radoub. Mais il essayait de ne pas tomber dans de vains espoirs. L’un des bâtiments qui attendaient leur arrivée aux Bermudes était dans les parages depuis moins longtemps que l’Anémone, et il devait regagner l’Angleterre pour renforcer l’escorte. Le pays. Il en grinçait presque des dents. Il reprit sa lunette et la pointa sur les voiles visibles dans le lointain. Encore plus loin, sous le vent, le brick Pic-Vert émergeait de la brume épaisse comme deux plumes d’un blanc éclatant sur le fond de ce ciel impitoyable.

— Pourquoi ne descendez-vous pas au carré ? Il y fait un peu plus frais, c’est déjà ça.

Il laissa tomber sa lunette et attendit. Il en vient au fait.

— Nous nous sommes toujours bien entendus, répondit Vicary. Je n’ai personne d’autre à qui parler. Vous savez bien que tout part en eau de boudin.

— De travers, vous voulez dire ?

Vicary avait vingt-quatre ans. Natif du Sussex, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus avec, songeait Hudson, ce que sa mère aurait appelé un visage si typiquement anglais. Il se retint de sourire et répliqua :

— Vous savez bien que je ne peux pas en parler.

Et cette simple remarque lui paraissait déjà être un manquement à la loyauté.

— J’en suis conscient.

Vicary tira sur sa chemise sale.

— J’aimerais juste savoir pourquoi. Que s’est-il passé pour qu’il change à ce point ? Nous avons au moins le droit de le savoir, non ?

Hudson caressa une seconde l’idée de l’envoyer en bas en lui jetant un ordre. Mais il se ravisa.

— Peut-être quelque chose de très personnel. Pas un décès, nous en aurions eu vent. Son avenir est assuré, s’il est encore vivant, et je ne parle pas que de la ligne de bataille.

Vicary hocha la tête, peut-être soulagé de voir que leur amitié n’était pas en cause.

— J’ai déjà entendu des histoires de duel. Chacun sait que cela continue, en dépit des lois.

Hudson songeait à l’oncle du commandant, venu à bord rencontrer les officiers : Adam lui ressemblait tant. L’amiral avait dû être exactement comme lui, au même âge. Le héros, l’homme que l’on suivait au combat avec une sorte de passion, comme cela s’était vu avec Nelson. Et pourtant, contrairement à tant d’officiers victorieux de haut rang – les héros –, Hudson avait deviné que Sir Richard Bolitho était un être sans vanité, quelqu’un qui se préoccupait vraiment de ceux qu’il entraînait. C’était plus qu’une simple question de charisme, comme il l’avait entendu dire. Lorsque l’amiral vous regardait, vous, en tant qu’individu, vous sentiez quelque chose couler dans vos veines. Et vous saviez aussitôt que vous le suivriez n’importe où.

Il se sentit brusquement troublé. Adam Bolitho avait été ainsi, autrefois.

Il vit le capitaine d’armes et le bosco près de la coupée au vent et de la rangée des longs dix-huit-livres. Ce spectacle le sortit brutalement de ses réflexions. Une séance de fouet devait avoir lieu à deux heures, lorsque le quart sortant aurait terminé son dîner. La brise chaude lui apportait des odeurs de rhum, une brise à peine suffisante pour remplir les voiles.

Les séances de punition se tenaient généralement pendant le quart du matin ; cela donnait à tous les marins le temps d’y assister avant de noyer la chose dans le rhum. Mais pour une raison quelconque, le commandant avait ordonné une école à feu exceptionnelle ce jour-là, il était même monté sur le pont pour la diriger en personne, comme s’il ne faisait pas confiance à ses officiers pour obliger les hommes à travailler en équipe.

S’ils avaient été libres de leurs mouvements, toutes voiles bien gonflées pour déhaler l’Anémone jusqu’à ce que toutes les manœuvres soient tendues à craquer, ce n’aurait été qu’une séance de punition de mieux. Deux douzaines de coups de fouet : l’homme aurait pu écoper de bien davantage. Ce ne serait pas la première fois qu’il se faisait tailler une chemise à la coupée. C’était une forte tête, un vrai tyran d’entrepont, un faiseur d’embrouilles-né. Le commandant aurait pu lui en infliger deux fois autant.

Mais la situation était différente. Ils se traînaient, avec rien d’autre en vue que le convoi dans le lointain et le brick, et cette séance risquait d’être l’étincelle qui allait mettre le feu aux poudres. La terre la plus proche était Saint-Domingue, à quelque cent milles dans le nord : ce vent vicelard les empêchait de naviguer au près serré. Dans deux jours, cependant, ils atteindraient le détroit de Mona, où il leur faudrait tirer de nombreux bords. Ce qui tiendrait l’équipage occupé pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans l’Atlantique.

Hudson se retourna en sentant une ombre s’approcher de la lisse. C’était le commandant.

Adam Bolitho le regarda, impassible.

— Rien d’autre à faire que de bavarder, monsieur Vicary ?

Il s’adressa au second.

— J’aurais cru que vous trouveriez une occupation qui ne soit pas trop fatigante pour un officier, s’il n’a pas d’appétit pour le dîner…

— Nous n’avons guère eu le temps de parler, ces derniers jours, commandant.

Adam Bolitho se dirigea vers le compas avant de jeter un coup d’œil à la flamme qui pendouillait mollement.

Le timonier annonça d’une voix enrouée :

— En route sudet quart sud, commandant !

Hudson nota de grands cernes noirs sous les yeux de son commandant, et cette façon qu’il avait d’agiter les mains sans cesse. Comme tous les autres, il était habillé négligemment, mais il portait son sabre court, ce qui était inhabituel. Les boscos préparaient un caillebotis, Hudson vit arriver le chirurgien dans la descente. Lorsqu’il se rendit compte que le commandant était sur le pont, il s’éclipsa en bas de l’échelle sans demander son reste.

Mais le commandant l’avait vu.

— Le chirurgien est venu protester lorsqu’il a su qu’il allait y avoir une séance de fouet. Vous étiez au courant ?

— Je ne savais pas, commandant, répondit Hudson.

— Il me dit que le marin en question, Baldwin, dont le nom apparaît fréquemment sur la peau de bouc – et pas uniquement celle de l’Anémone, j’imagine – souffre de quelque maladie, trop de rhum et autres potions toxiques. Qu’en dites-vous, monsieur Hudson ?

— Il a souvent des ennuis, commandant.

— C’est de la racaille, répondit sèchement Adam Bolitho. Je ne supporterai aucun acte d’insubordination à bord de mon bâtiment.

Hudson avait constaté bien des fois l’amour passionné que portait le commandant à son vaisseau. Cette espèce d’attachement personnel faisait apparemment partie de la légende Bolitho. Mais pour l’heure, il croyait deviner pourquoi ce sentiment se manifestait avec une telle intensité. Son Anémone bien-aimée était tout ce qui lui restait au monde.

L’autre officier avait profité de l’occasion pour filer en bas. Quelle pitié, se dit Hudson : s’il était resté, il aurait vu tout cela par lui-même. Mais aurait-il réellement décelé quelque chose ?

Le bosco arriva à l’arrière et annonça :

— Paré, commandant !

— Très bien, monsieur MCrea, faites monter le prisonnier et battez le rappel dans l’entrepont.

Semblant répondre à un signal discret, les fusiliers marins se disposèrent en rang sur la dunette. Leurs mousquets, baïonnettes au canon et leurs équipements étincelaient, comme à la caserne. Ils avaient le visage aussi écarlate que leurs tuniques.

George Starr, maître d’hôtel du commandant, lui apporta sa vieille vareuse de mer et son bicorne pour lui donner un air d’autorité.

— Rassemblement de l’équipage ! Rassemblement de l’équipage ! L’équipage à l’arrière pour la punition !

Le marin dénommé Baldwin arriva à son tour, encadré par le capitaine d’armes et le caporal d’armes. Un grand costaud, une brute, qui gouvernait son poste comme un véritable tyran.

Un bosco et un autre marin le saisirent par les bras après l’avoir débarrassé de sa chemise à carreaux, puis le lièrent sur le caillebotis par les poignets et les genoux. Même depuis la dunette, on voyait les anciennes cicatrices gravées sur ce dos puissant.

Adam se découvrit et sortit son exemplaire écorné du Code de justice maritime. Il avait remarqué l’attention de Hudson, ainsi que la réprobation de Vicary. Avec le temps, tous deux feraient des officiers de qualité. Mais ce n’étaient pas eux qui exerçaient le commandement.

Il vit aussi le chirurgien qui gagnait sa place et se souvint de ses demandes relatives à l’homme puni. Cunningham était un hypocrite et un geignard. Il n’aurait même pas traversé la route pour porter secours à un enfant renversé par un cheval emballé.

Le bosco sortit le fouet d’infamie de son sac en feutre rouge.

Adam, tout comme son oncle, abhorrait l’usage du fouet. Mais si, de même que la rangée de fusiliers trempés de sueur, c’était la seule barrière entre la désobéissance et l’ordre, il le fallait bien.

Il mit une main dans sa poche et serra les jointures, jusqu’à ce que la douleur le calme.

Il savait que son maître d’hôtel, Starr, l’observait. Il se faisait du souci, et depuis plusieurs mois. Un homme bien. Pas un Allday, non : il n’y en avait pas deux comme lui.

Il allongea lentement les doigts, attendant le moment où il sentirait le gant dans sa poche. Tant de fois où il l’avait sorti et regardé, il revoyait ses yeux lorsqu’elle le lui avait tendu. Puis ils avaient marché dans le jardin du major-général : sa présence était pour lui comme celle d’une belle fleur sauvage.

Que vais-je devenir ? Pourquoi m’as-tu abandonné ?

Il prit soudain conscience qu’il avait commencé à donner lecture de l’article ad hoc, d’une voix calme et égale. Calme ? Je suis en train de me détruire.

Il s’entendit ordonner :

— Allez-y, monsieur M’Créa. Deux douzaines !

Les tambours se mirent à battre, le bosco leva son bras musclé. Les lanières donnèrent d’abord l’impression de rester immobiles pendant une éternité avant de s’écraser sur le dos nu avec un grand claquement. MCrea était un costaud, et même s’il était plutôt brave type, il semblait prendre goût à sa besogne.

Adam vit les sillons rouges se diviser en fines gouttelettes de sang. Mais il ne sentait aucune répulsion, et cela seul l’effrayait.

— Ohé du pont !

On aurait cru que ce cri les avait tous transformés en pierres.

Le fouet qui pendait au poing tendu du bosco, les baguettes figées en l’air. Le puni lui-même, visage écrasé contre le caillebotis, et dont la poitrine se soulevait alors qu’il essayait de trouver de l’air, tel un noyé.

Hudson prit son porte-voix.

— Qu’y a-t-il, vous là-haut ?

— Voile par le travers bâbord ! – la vigie hésita, la brume de chaleur était sans doute tout aussi épaisse dans cette direction : Deux voiles, m’sieur !

Hudson savait que tous les yeux, sauf ceux de l’homme puni, étaient tournés vers le petit groupe des officiers rassemblés sur la dunette. Mais, lorsqu’il regarda lui-même le commandant, il constata avec étonnement qu’il n’avait pas l’air surpris le moins du monde. Comme si une question qui le tourmentait venait de trouver sa réponse.

— Qu’en pensez-vous, commandant ?

— Eh bien, peu importe de qui il s’agit, ce ne sont certainement pas les nôtres.

Il réfléchissait à voix haute, comme s’il n’y avait personne auprès de lui.

— Ils ont dû franchir le passage au vent, dans l’ouest de Port-au-Prince. De cette façon, ils auront eu le vent qui nous a manqué.

Hudson acquiesça, mais il n’y comprenait goutte.

Adam leva les yeux vers les espars du grand-mât et les voiles qui vibraient.

— Je monte.

L’homme allongé sur le caillebotis essayait de tourner la tête.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens, salopard ?

Adam tendit sa vareuse et son bicorne à Starr avant de répondre d’un ton bref :

— Sois patient, mon gars. Monsieur MCrea, une douzaine de mieux pour insolence !

Il atteignit le croisillon sans être essoufflé. Il salua la vigie, l’un des meilleurs veilleurs de l’escadre, un homme qui faisait deux fois son âge.

— Bon, Thomas, qu’en pensez-vous ?

— Bâtiments de guerre, commandant, ça c’est sûr !

Adam prit sa lunette. Le mât gigantesque et les vergues tremblaient, la voile claquait et battait tout autour, il sentait la puissance du vaisseau sous ses pieds. Même l’accent cornouaillais de la vigie, qui lui était si familier, semblait l’enfermer dans un piège.

Puis il braqua sa lunette, ainsi qu’il l’avait fait tant de fois à bord de son Anémone.

Le plus petit des deux bâtiments pouvait être tout ce que l’on voulait, vu ainsi dans la brume. Sloop ou brick, impossible à dire. Mais pour le second, il n’y avait pas le moindre doute.

Il avait l’impression que c’était hier : la grand-chambre de l’USS Unité, sa conversation avec son commandant, Nathan Beer, qui avait connu son père pendant la guerre d’Indépendance.

— Yankee, dit-il sobrement.

— C’est c’que j’m’ai dit, commandant.

— Bien joué, Thomas. Je veillerai à ce qu’on vous récompense.

L’homme s’étonna :

— Mais on n’étions point en guerre avec eux, commandant ?

Adam lui sourit, puis se laissa glisser le long d’un hauban comme un vieux gabier volant.

Il retrouva Hudson et les autres qui l’attendaient en bas, le regard interrogateur, mais sans dire mot. Il leur dit sèchement :

— L’un des vaisseaux est cette grosse frégate yankee, l’Unité, quarante-quatre canons. Ça, j’en suis certain.

Il scrutait les pièces les plus proches. L’Unité emportait des vingt-quatre-livres. Il se souvenait que l’Américain lui en avait parlé. Vanité, menace ? Sans doute les deux.

Hudson commença prudemment :

— Quelles sont leurs intentions, commandant ?

Adam songeait au spectacle superbe de l’Unité qui serrait le vent au plus près, et l’autre qui répondait en envoyant des volées de signaux multicolores.

Ils n’avaient aucun besoin de se livrer à pareille manœuvre. Son commandant pouvait conserver la même route sans être gêné ni par le convoi, ni par son escorte. Au lieu de cela, il prenait l’avantage du vent et il resterait ainsi jusqu’à ce qu’il soit paré.

— Je pense qu’ils ont l’intention d’attaquer, Dick. En fait, j’en suis sûr.

Qu’il l’ait appelé par son prénom surprit Hudson, cela lui paraissait totalement impensable.

— Vous connaissez ce vaisseau, commandant ?

— Je suis allé à son bord et j’ai rencontré son commandant. Un homme impressionnant. Mais aller jusqu’à dire que je le connais, c’est une autre affaire.

Adam examinait le pont, par-dessus les têtes des silhouettes qui se tenaient là en silence, jusqu’à la guibre. Il distinguait l’épaule parfaite et les cheveux dorés de la figure de proue. La Fille du Vent.

Comme s’il se parlait à lui-même, il reprit :

— Nous formons un équipage, Dick. Il y a des bons et des moins bons. Mais la plupart du temps, nous devons oublier ces différences. Nous sommes devenus un instrument, qu’il nous faudra utiliser, correctement ou non, conformément aux ordres.

— Je comprends, commandant.

Adam prit Hudson par le bras, geste que son oncle faisait si souvent.

— Vous allez hisser un signal pour le commandant Eames, du Pic-Vert, à répéter à nos lourdauds : « Mettre toute la toile dessus. Disperser le convoi. »

Il hésita quelques secondes, mais pas plus. Et si je me trompais ? Mais sa conviction qu’il avait raison était la plus forte.

— Puis vous enverrez : « Ennemi en vue dans le nord-ouest. »

Il entendit les hommes se héler, tandis que l’aspirant chargé des signaux et ses aides couraient aux drisses. Hudson leur répétait ses instructions. Le lieutenant de vaisseau le regardait, il était devenu tout pâle sous son bronzage. L’officier lui demanda lentement :

— Sommes-nous capables de les battre, commandant ?

Adam se tourna vers lui, mais sans le voir.

— Aujourd’hui, monsieur Vicary, nous ne sommes qu’un instrument. Nous allons nous battre pour que d’autres survivent.

Hudson levait la tête vers les pavillons qui s’envolaient.

— Vos ordres, commandant ?

Adam essayait de démêler ses sentiments. Mais non, rien à faire, il n’éprouvait rien. Cela signifiait-il qu’il n’y aurait pas de lendemain ?

— Mes ordres ? Achevez l’exécution de la punition.

Il se mit à sourire, il avait l’air soudain très jeune.

— Ensuite, rappelez aux postes de combat. Quant au reste, vous savez.

Il fit demi-tour, les tambours recommencèrent à battre, les formes figées reprirent vie.

Au milieu des claquements du fouet, quelqu’un cria :

— Le Pic-Vert a fait l’aperçu, commandant !

Adam assistait au châtiment sans manifester aucune émotion. Ils étaient décidés. Je les ai convaincus.

L’instrument.

 

Au nom de la liberté
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